Tous les mois, les éditions invitent une personnalité à choisir un ou plusieurs titres parmi leur catalogue. La sélection et les commentaires livrés par cet invité éclairent sans nul doute sa personnalité : « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. » (François Mauriac)
Bartabas est un artiste total. Écuyer d’exception, auteur et metteur en scène, il a fondé le théâtre équestre Zingaro qu’il a installé au fort d’Aubervilliers en 1989. Dans ce lieu de vie, de création et de spectacle, il cohabite avec la troupe et les chevaux de la compagnie, loin des turbulences de la ville.
Passé l’entrée du fort, le public est aussitôt immergé dans l’épaisseur poétique et sacrée de cet endroit unique, hors du temps, où se mêlent les odeurs des écuries, du bois des chapiteaux et des torches ardentes. Zingaro plonge ses spectateurs dans une esthétique du voyage, faite de fraternité, de respect de la nature et des êtres vivants.
Pour le troisième opus du Cabaret de l’exil, qui se joue jusqu’au 31 mars 2024, l’artiste a choisi de rendre un merveilleux hommage aux femmes combatives et révoltées d’Iran et d’Afghanistan, en convoquant leur mémoire collective. Femmes persanes rappelle que, dans l’Antiquité, elles étaient guerrières, maîtresses de leur corps, dans la société scythe, nomade et matriarcale.
La sélection de Bartabas
Nos éditions ont invité Bartabas à choisir deux ouvrages du catalogue, avant de le rencontrer. En scrutateur respectueux du monde et de ses sociétés, il a lu attentivement et annoté avec méticulosité les publications Wonder Women. Ni muses, ni modèles : artistes ! et Pionnières. Artistes dans le Paris des Années folles. Dans la roulotte où nous sommes accueillis, il nous raconte comment ces beaux livres font écho à Femmes persanes, prolongent ses réflexions sur l’art et le spectacle vivant, et sur la place des femmes.
« Dans Pionnières, j’ai été particulièrement touché par la place des œuvres »
Femmes persanes dévoile d’incroyables compositions artistiques qui agissent comme des tableaux vivants, où les artistes et les animaux évoluent dans de sublimes clairs-obscurs. Tout commence au centre de la piste : dans une mare de sang miroitante est disposée une chaise d’écolier. Surgissant d’un fond noir, ce décor caravagesque nous embarque dans une flamboyante chevauchée en compagnie du peuple antique conduit par des femmes puissantes, aujourd’hui bannies, privées de liberté et d’éducation par l’obscurantisme religieux.
Bartabas : « Je suis très influencé par l’art plastique, surtout par la peinture, et je travaille beaucoup les lumières. C’est le propre de mon travail. Je ne raconte pas une histoire, je préfère proposer une succession de tableaux, ordonnés selon un rythme extrêmement précis.
Dans Pionnières, j’ai été particulièrement touché par la place des œuvres. Elles sont centrales, et les reproductions sont d’une grande qualité. J’ai découvert des tableaux que je ne connaissais pas. J’ai pris le temps de les contempler et de raisonner, face à eux. Si tu n’as pas eu la chance d’aller voir l’exposition (au musée du Luxembourg en 2022), tu peux la découvrir grâce au catalogue. À l’inverse d’une peinture, mes compositions vivantes n’existent que dans la mémoire des gens qui les ont vues. Quand le spectacle est terminé, il l’est pour toujours car il est écrit sur mesure pour les chevaux et les personnes qui travaillent avec eux. Le rapport avec le public est complétement différent de celui du lecteur avec un catalogue : là, on peut regarder le tableau, le disséquer, l’analyser.
Le dernier chapitre de Pionnières, consacré à une “chronologie 1918-1931”, met en regard l’art et la vie sociale et politique. Il approfondit notre réflexion. Les femmes artistes de cette période ont soulevé des problématiques de société en les explorant dans leurs œuvres. Elles ont joué un rôle dans leur propre émancipation. »
« Un des thèmes communs aux livres et à mon spectacle est celui du traitement des corps féminins »
Le spectacle de Bartabas est un acte de résistance poétique face aux normes de beauté imposées aux femmes. Ses cavalières, danseuses, acrobates, musiciennes déploient chacune fièrement leur silhouette.
Bartabas : « Un des thèmes communs aux livres et à mon spectacle, qui me touche particulièrement, est le traitement des corps féminins. Femmes persanes expose tous les corps féminins dans leur beauté : des femmes petites, minces, grosses… Le chapitre “représenter son corps autrement” du catalogue Pionnières rappelle que des femmes artistes se sont affranchies des regards masculins et se sont rendues libres de se représenter différemment de la façon dont les hommes les désiraient. Wonder Women, qui sous-titre « ni muse, ni modèle. Artistes ! » traite aussi ce sujet. Dans l’œuvre Branded (au chapitre « Hors normes »), des mots écrits sur le corps féminin dénoncent les stéréotypes.
Wonder Women est un livre passionnant où des éléments essentiels sont développés pour comprendre la place des femmes dans l’histoire de l’art. Il s’agit d’un livre de référence plus que d’un catalogue d’exposition. Le chapitre sur le nu chinois m’a beaucoup touché, par exemple. En Chine, il y a un côté animiste, un rapport asexué au corps : les Chinois pensent le corps par rapport aux flux d’énergie vitale qui le parcourent, en relation avec la nature et le cosmos ; Ainsi, le nu ne revêt pas le même caractère érotique qu’en Occident, où le nu isole le corps. Ce chapitre est bien construit et enrichissant. C’est un catalogue qui invite à la réflexion. »
Puissantes Amazones
Tout au long du spectacle, des guerrières en cheveux voltigent librement sur leur monture, crinière au vent. Femmes persanes est une épopée qui raconte la force du peuple nomade scythe, lorsque femmes et hommes chevauchaient ensemble de longues distances.
Bartabas : « Le cheval est un égalisateur entre les genres, car, à cheval, la force ne joue pas. Le cavalier n’est qu’un humain transporté ! D’ailleurs, l’équitation est la seule discipline sportive où les hommes et les femmes concourent ensemble sans handicap ; le vrai sportif est le cheval. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le chapitre de Pionnières sur les Amazones, ces êtres hybrides, allégorie de la puissance et de la force féminine. Mais je regrette de ne pas y avoir retrouvé de reproduction d’amphore grecque où sont représentées des Amazones qu’on distingue à peine des hommes, tant leurs tenues, leurs vêtements, leurs musculatures sont similaires. »
La place des femmes, dès l’aube de l’humanité
Bartabas : « Il y a un élément, essentiel à mes yeux, pour comprendre la place de la femme, qui n’est pas assez partagé et que j’ai été heureux de retrouver dans le catalogue Wonder Women. La création artistique n’aurait pas été réservée aux hommes dès l’aube de l’humanité. Les fresques préhistoriques retrouvées dans des grottes ornées ont été réalisées aussi par des femmes. C’est attesté par des empreintes. La femme crée l’art, car elle crée la vie en enfantant. L’homme, justement parce qu’il est incapable de procréer, va inférioriser peu à peu les femmes et les rendre invisibles. J’ai eu la chance de visiter la grotte Chauvet, l’originale, et ce fut un choc. Je ne m’en suis pas encore remis. Il importe de casser les stéréotypes et de rappeler que les femmes ont participé à l’art pariétal ou, en tout cas, aux rituels qui se déroulaient dans les grottes, car il n’est pas dit que les fresques aient été réalisées pour être contemplées. Ce thème est essentiel, et je suis heureux que vos éditions y aient consacré un chapitre. »
Vos prochains engagements ?
Bartabas : « Il sera question aussi de femme et de cheval, avec un livre et un nouveau spectacle.
Mon prochain récit, Un geste vers le bas, sort en mars : il porte sur la complicité artistique entre la chorégraphe Pina Bausch et le cheval Micha Figa, dont j’ai été témoin et que je souhaitais raconter, puisque le spectacle qu’ils préparaient ne verra jamais le jour.
Pour les JO, je prépare une chorégraphie, Noces de Crins, avec des écuyères de mon école, l’Académie équestre de Versailles, et des écuyers du Cadre noir de Saumur. Cela se passera en juin, pour des raisons techniques, à la Grande Halle de la Villette. »
Car Bartabas ne s’est pas contenté de fonder le genre artistique du théâtre équestre, ni de produire sa compagnie, ni enfin d’édifier le domaine merveilleux de Zingaro. Il a aussi créé une école de haut niveau, capable de former des cavaliers-artistes à l’équitation, à la danse, à l’escrime, au chant et à l’arc traditionnel japonais, au sein de la Grande Écurie de Versailles. En montant sa propre école, il diffuse sa vision humaniste du monde, tel le gardien d’un feu sacré.