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L’aventure éditoriale du catalogue Picasso iconophage

Comment rendre compte, dans un livre, du parcours complexe d’une exposition mettant plus de cinquante œuvres de Pablo Picasso en regard de leurs multiples inspirations visuelles ? Notre équipe d’édition et les commissaires de l’exposition « Picasso iconophage » nous éclairent sur le processus créatif du catalogue qui accompagne cet événement du musée Picasso-Paris.

prise de vue du catalogue ouvert

Un mardi soir, au cœur du Marais, une foule se presse, enthousiaste, aux abords du musée Picasso-Paris. Invitée pour la conférence inaugurale de l’exposition « Picasso iconophage », elle anime la rue Thorigny, habituellement paisible, d’une douce effervescence. Bientôt, un murmure d’admiration parcourt les lieux : premiers échanges entre passionnés d’art, et de l’œuvre de Picasso en particulier.
Nous retrouvons Cécile Godefroy et Anne Montfort-Tanguy, les commissaires de l’exposition, aux côtés d’Annie Dufour, responsable d’édition, de Philippe Millot, dessinateur du catalogue, et d’Isabelle Loric, qui l’a fabriqué. Avant la conférence, ils retracent pour nous la genèse de ce projet ambitieux et complexe, et, ce faisant, éclairent les enjeux de cette exposition unique, qui immerge le visiteur dans l’univers foisonnant et sans cesse réinventé de l’artiste espagnol.

Annie Dufour, responsable d’édition du catalogue. « Pour ce projet atypique, il fallait un livre très particulier. Comment reproduire sur papier l’essence de l’exposition « Picasso iconophage », qui révèle de nombreuses pièces d’archives liées à la vie et à l’œuvre de Pablo Picasso ? Des cartes postales, des photographies, des reproductions de tableaux, des magazines illustrés, des affiches de film, comme autant de fragments de souvenirs et de sources artistiques précieusement accumulés par Picasso dans ses ateliers. La conception du livre a nécessité une approche résolument créative. Il fallait trouver un moyen de présenter la richesse et la diversité des sources visuelles qui constituent le musée imaginaire de l’artiste, tout en préservant la cohérence et la lisibilité de l’ouvrage. Le résultat est un objet unique, à l’image de l’œuvre de Picasso lui-même : complexe, fascinant et débordant de créativité. Ce catalogue est un autre format de l’exposition. »

Les deux commissaires prennent la pause dans la salle d'exposition et présentent le catalogue
Anne Montfort-Tanguy et Cécile Godefroy, commissaires de l’exposition

Anne Montfort-Tanguy, co-commissaire. « Notre choix s’est porté instinctivement vers Philippe Millot, un designer graphique hors pair, pour traduire visuellement le parcours iconographique. Nous lui avons raconté l’histoire de cette exposition en lui demandant de créer un catalogue qui ne soit pas une simple juxtaposition d’images. Nous savions que la complexité ne l’inquiète jamais.
Philippe Millot nous a proposé une solution unique, loin des facilités. Son approche artistique, empreinte d’une profonde réflexion intellectuelle, nous fait glisser progressivement dans l’univers de Picasso. Le principe : sur chaque œuvre emblématique de l’artiste, le designer superpose, une à une, page après page, les sources visuelles qui l’ont nourrie ; il les empile comme s’il créait une mosaïque d’influences artistiques. Le lecteur comprend ainsi que l’œuvre de Picasso qu’il a vue au départ est la somme de toutes les sources exhumées qui se sont accumulées au fur et à mesure de sa lecture. »

Philippe Millot, dessinateur du catalogue « Le livre que le lecteur tient dans ses mains est le dessin de ma lecture (c’est pour cela que je signe toujours les ouvrages qu’on me confie en écrivant au colophon : ce livre est dessiné par). Pour autant, ma lecture n’est pas un travail autarcique, elle trouve forme dans les échanges qui se produisent pendant que l’ouvrage se prépare. Je vois les pages assemblées d’un livre comme une surface à consteller : on démonte, on remonte jusqu’à obtenir des formes (des choses) d’où émanent les idées  (« Point d’idées sinon dans les choses » pour citer William Carlos Williams dans Paterson) – images et textes se mesurent, deviennent bientôt choses inséparables – mais ces idées ne doivent pas être si visibles, on doit les sentir, on veut les accomplir. Je veux dire que ce sont les mains qui guident les yeux qui, à leur tour, éveillent l’esprit. La main, en tournant la page, fait, en quelque sorte, comme si elle retirait une couverture qui cache ce que nous ne pouvons pas encore voir, qui pourtant existe, produisant dans notre esprit une découverte qui lie l’avant et l’après. C’est une opération qui s’exécute sans qu’on y pense.
Picasso iconophage est un livre qui se charge au fil des pages, où les images appellent les images, fabriquent des généalogies, suggèrent des concordances, relèvent des détails, exposent des connaissances, enseignent le regard, remettent en jeu notre rapport au temps et à l’espace, au savoir et à l’invention, à la poursuite de Picasso, au présent.»

Cécile Godefroy, co-commissaire. « Philippe Millot a introduit l’idée du temps dans le catalogue, car la nouvelle image transforme le souvenir précédent, qui demeure présent, en filigrane, jusqu’au passage à la page suivante. Cela définit bien la pensée de Picasso, qui était convaincu qu’il n’existe ni passé ni avenir en art et que “l’art des Grecs, des Égyptiens et des grands peintres qui ont vécu à d’autres époques […] peut être plus vivant aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été”. Sa vision de l’art est transhistorique.
Quand il aménage un petit cabinet de curiosités dans ses ateliers, il fait dialoguer ses créations avec les œuvres du passé, avec des sculptures africaines ou encore des moulages de la Vénus de Lespugue, artefacts porteurs d’une dimension magique. Picasso avait un rapport étonnant à la tradition. Lorsqu’il peint L’Enlèvement des Sabines, il se plaint de devoir « partager son atelier avec Poussin et David ». Il entretenait une incroyable relation spirituelle avec les grands maîtres, même s’il était le premier à pourfendre l’académisme ! »

Prise de vue en gros plan de la couverture du catalogue qui permet de voir le grain du papier imitation toile

Isabelle Loric, responsable de fabrication. « La temporalité inscrite dans le catalogue par Philippe Millot se traduit aussi dans le choix d’une couverture texturée : un relié carton mince, habillé d’un papier matière sérigraphié dont la trame imite un tissu. Elle évoque les ouvrages anciens, qui résistaient au temps, en même temps qu’elle offre une expérience haptique particulière.
La réalisation de ce livre complexe, où les images se superposent, page après page, a nécessité un travail minutieux, notamment sur les fonds des dessins, afin que les visuels se détachent clairement les uns des autres. La photogravure, étape cruciale, n’a pu être finalisée qu’en toute fin de processus.
L’impression a été un casse-tête chinois ! Nous avons choisi une impression sur presse LED UV pour un meilleur rendu iconographique sur le papier journal de l’intérieur, qui a un aspect très « buvard ». La superposition d’images générant une charge d’encre importante, cette technologie garantissait un séchage rapide et évitait tout risque de maculage. »

Picasso iconophage, vaste répertoire iconographique mêlant savamment œuvres et archives personnelles, va bien au-delà de l’accompagnement d’une exposition. Chaque page se transforme en un rébus, en un jeu d’associations qui révèlent peu à peu les multiples facettes de Picasso ainsi que les liens profonds qui unissent son art à sa personnalité et à son cheminement artistique.