Alexandre Tharaud, pianiste, est un soliste célèbre, invité par de nombreux orchestres prestigieux. Actuellement en tournée pour son dernier album, Cinéma, un hommage aux compositeurs du septième art, il interprète un répertoire allant de la musique baroque à la création contemporaine. Il fait également ses gammes au cinéma : sous la direction de Haneke dans le film Amour en 2012, il joue aujourd’hui sous celle d’Anne Fontaine dans Boléro, sur Maurice Ravel.
La sélection d’Alexandre Tharaud
Entre deux dates de concert et de prises de vues, Alexandre Tharaud nous invite à le rejoindre dans son appartement parisien. Son intérieur n’est pas celui d’un pianiste il est un « SPF, sans piano fixe », comme il l’évoque dans le récit qu’il a écrit, Montrez-moi vos mains : « J’ai quitté Bucéphale [le nom qu’il avait donné à son piano]. Il me fallait vivre sans piano, élargir la place allouée à ma propre existence, aux autres. »
Dans son salon, des mains en argile, en terre cuite, en bronze sont posées ici et là. S’il a quitté la relation fusionnelle qu’il entretenait avec son instrument pour mieux s’ouvrir au monde, son univers intime de soliste est peuplé d’autres rencontres tactiles avec les livres et les partitions. Il regrette les 33 tours et les CD, qui proposaient de beaux livrets, lui qui aimait tant, enfant, dessiner des pochettes de disque en écoutant la musique. Et plutôt qu’aller voir une exposition, il préfère en lire le catalogue, avec lequel il peut « partager une aventure parcellaire » tactile.
Pour Alexandre Tharaud, l’art est une rencontre sensuelle, palpable et infusée d’odeurs. Son esprit est au bout de ses doigts.
Gauguin. L’alchimiste. Le catalogue de l’exposition au Grand Palais (2017)
« Mon premier geste, lorsque je saisis un beau livre comme celui-ci, est de le respirer. Je l’ouvre et le renifle, comme un chien. Avant un concert, je fais la même chose avec le piano sur lequel je vais jouer. » Dans Montrez-moi vos mains, on lit sous sa plume : « À chaque modèle, son parfum et les Bösendorfer ont de loin l’odeur la plus enivrante. » L’artiste poursuit : « Ensuite, je lis avec mes mains, plus qu’avec mes yeux. […] C’est un dénominateur commun à tous les interprètes de musique classique, qui ont travaillé leur instrument pendant des heures, des siècles. L’émotion artistique est palpable, elle est au bout des doigts et traverse les corps.
Lorsque, pour la première fois, j’ai saisi le catalogue Gauguin, j’ai été ému en ressentant sous ma paume sa couverture tissée. Instantanément m’est venue à l’esprit la sensation d’un sparadrap, d’un pansement, qui m’a rappelé combien Gauguin avait dû panser ses plaies toute sa vie et combien il avait dû s’éloigner radicalement pour survivre.
Un livre est une œuvre d’art qui vient à vous, vous tend les bras : une couverture qui interpelle, une qualité de papier qui sollicite un effleurement, des couleurs fortes ou même un mystère qui en fait un objet atypique, une œuvre à part entière.
Je n’ai pas pu visiter l’exposition « Gauguin l’alchimiste », au Grand Palais. Il est parfois préférable de lire un catalogue d’exposition plutôt que d’aller visiter un musée bondé ! Disons que c’est une autre approche. Pour moi, un catalogue est tout sauf une exposition : il me permet de rester seul face à une œuvre, avec mes émotions, sans être dérangé par un autre visiteur. Le catalogue Gauguin. L’alchimiste est une exposition à part entière !
J’ai vécu une vraie aventure sensible avec lui. Il m’a replongé dans l’émotion du trio Barbara-Brel-Gauguin. Ces trois grandes âmes ont une semblable blessure, les mêmes rages, et, pour les deux interprètes, une même transcendance sur scène. »
Dans le salon où Alexandre Tharaud nous a invités à entrer, tout près du canapé où nous sommes assis, est posé un portrait de Barbara, comme une photographie de famille. « Elle a écrit une lettre à Jacques Brel, son grand ami et son alter ego, qu’elle a intitulée Gauguin. » Transporté, Alexandre Tharaud souhaite alors nous lire un extrait de ce poème qui le touche infiniment. Il revient de sa bibliothèque avec la publication qu’il cherchait et récite, la voix empreinte d’émotion, les vers de Barbara, dont il épouse le rythme :
« (…) Je suis sûre qu’aujourd’hui
Tu caresses les seins
Des femmes de Gauguin
Et ton rire me parvient,
En cascade, en torrent
Et traverse la mer
Et le ciel et les vents
Et ta voix chante encore
Oh ! il a dû s’étonner, Gauguin
Quand ses femmes aux yeux de velours
Ont pleuré des larmes de pluie
Qui venaient de ta mer du Nord (…) »
Degas à l’Opéra. Le catalogue de l’exposition au musée d’Orsay (2019)
« Ensuite, si je vous ai demandé, dans un élan fougueux et passionné, le catalogue Degas à l’Opéra, c’est parce qu’il est profondément lié au monde de la musique et particulièrement à celui de l’Opéra national de Paris, qui est aussi un peu le mien. Enfant, j’habitais tout à côté ; ma mère y a été danseuse jusqu’à ses 16 ans, et mon grand-père, violoniste, jouait parfois dans l’orchestre en surnuméraire. Mon père était également chanteur lyrique baryton. Enfant, j’allais souvent voir des ballets qui m’ont beaucoup marqué.
Ce monde de l’Opéra, c’est toute mon enfance. Et seul Degas a su l’évoquer de manière palpable et réaliste. Il y a peint de vraies danseuses, des petits rats et des messieurs en habits noirs qui hantaient les coulisses à la recherche de leurs futures protégées.
Ce que j’aime tout particulièrement dans ce catalogue, c’est son grand format. J’attends des beaux livres ces larges pages et ces grandes reproductions. Parfois, je peux trouver atroce qu’à cause d’un format une œuvre soit reproduite sur deux pages avec un pli au milieu. C’est cruel ! »
Alexandre Tharaud feuillette silencieusement le catalogue. Sa main pâle effleure les pages et s’arrête précisément sur l’œuvre La Loge : « Que c’est beau ! Devant cette reproduction, je sens presque les odeurs de colophane, de poussière et de sueur. Degas dessinait surtout les danseurs en pause et préférait évoquer l’intimité des loges et des coulisses plutôt que la vitesse des entrechats. Le choix du papier mat évoque bien la matière des pastels de Degas, l’ambiance feutrée de cette intimité.
Dans Degas à l’Opéra, l’agencement entre les œuvres picturales et les textes est très clair. C’est très important, car l’œil ne peut pas aller d’une œuvre au texte et faire des allers-retours incessants : cela suscite l’ennui et la fatigue, les zones cérébrales et cognitives activées n’étant pas les mêmes. Ce catalogue d’exposition propose très nettement deux lectures : la première, qui consiste à ne regarder que les œuvres, comme je le fais avec vous. Et la seconde, plus intime, où on lit le texte en considérant les œuvres comme des illustrations. Ce sont véritablement deux voyages parallèles que j’aime faire pour me rapprocher au plus près des artistes dont je me plais à interpréter l’univers. »