Cela fait plus de trente ans, et plus de cent titres, que petits et grands se régalent des histoires écrites par Marie Sellier. Sa dernière publication, Où vont les lapins la nuit ?, embarque les enfants dans l’univers des tapisseries de La Dame à la licorne, exposées au musée de Cluny.
Marie Sellier perpétue ainsi la vocation qu’elle a, chevillée au corps et au cœur, d’initier les enfants à l’art et de guider leurs regards.
Nous sommes allés à la rencontre de cette célèbre autrice de livres jeunesse par une après-midi très pluvieuse. Marie Sellier nous attend et nous ouvre grand la porte de sa maison. Elle s’empresse de nous préparer un thé brûlant et nous tend une de ses paires de chaussons, que nous enfilons bien volontiers.
Attentionnée, elle est aussi gourmande : c’est la cuisine qui donne le ton à sa maison. Cœur du foyer, elle en est à la fois l’entrée et l’accueil. De la grande baie vitrée se dégage une lumière douce et apaisante. Deux chats siamois, dans le jardin couleur d’automne, attendent patiemment de rentrer au chaud. Au centre de la pièce, une longue table en bois évoque de généreux repas partagés et le souvenir des recettes savoureuses transmises par Adélaïde, la cuisinière de la grand-mère de Marie Sellier.
La « théorie du tabouret à trois pieds »
Marie Sellier a l’art de recevoir et de tendre la main. Et c’est bien de transmission dont il est question tout au long de notre rendez-vous. Elle n’a de cesse de transmettre son amour de l’art aux enfants : « Ma grand-mère m’a initiée aux arts. Elle m’a prise par la main, et moi, je fais de même avec tous mes petits lecteurs. J’ai toujours pensé, même quand j’étais beaucoup plus jeune, que j’étais la grand-mère de tous les enfants qui allaient me lire. Ma préoccupation, menue et têtue, est de donner à voir, de guider le regard, parce que, tout simplement, l’œuvre d’art n’existe que si on la regarde. Des études ont montré que les visiteurs de musées passent 98 % de leur temps à lire les cartels et 2 % seulement à regarder les tableaux… L’avantage du livre, c’est qu’il offre une grande proximité avec l’œuvre. Un détail, une fiction, tout est prétexte à pénétrer dans le tableau. C’est presque automatique, le regard de l’enfant est capté. Il s’installe dans l’œuvre d’art et s’y trouve bien. »
Marie Sellier a ainsi construit la « théorie du tabouret à trois pieds »: « Voir, émouvoir, savoir forment un trépied sur lequel je m’assois quand je présente une œuvre. C’est un tabouret à géométrie variable. Une fois qu’on a pris le temps de regarder, qu’on a – peut-être – ressenti quelque chose, alors peuvent s’ouvrir les portes du savoir… »
Mais « où vont les lapins la nuit » ?
Dans Où vont les lapins la nuit ?, Marie Sellier n’explique pas aux enfants l’origine, les allégories ou les techniques de fabrication des tentures du musée de Cluny. Elle préfère raconter que, la nuit venue, lorsque les portes du musée de Cluny ferment et que les visiteurs rentrent chez eux, les petits lapins de la tapisserie prennent vie. Ils se glissent alors dans leurs terriers, creusent des trous derrière les tentures et embarquent les enfants dans une visite guidée. « Le chef lapin nous fait visiter le local à outils, la pépinière où sont conservées les quelque quarante espèces de fleurs représentées dans l’œuvre, l’atelier de réfection des tapisseries, l’étonnante chambre de la licorne… jusqu’à une porte noire, close, imposante, qu’il nous interdit de franchir… Bien sûr, sourit Marie Sellier, le lecteur force la porte : et là, tous les monstres du musée de Cluny sont derrière ! C’est une façon de replacer la tenture au cœur du musée avant la scène finale du petit-déjeuner sur l’herbe rouge. Le musée rouvre alors ses portes et, tandis que les visiteurs affluent, photographient, chaque lapin, de nouveau, s’immobilise et prend la pose jusqu’au soir. »
« Une magie, une effusion née de la fusion texte-image »
Au départ, quand Sophie Laporte lui a proposé de réfléchir à un projet autour de La Dame à la licorne pour le musée de Cluny, Marie Sellier a tout de suite accepté, mais à la condition de ne pas s’appesantir sur la licorne ! « Parce que les licornes, aujourd’hui, il y en a vraiment trop ! » se justifie-t-elle. Mais le graphisme de l’illustratrice a vite eu raison de ses réserves. « Marie Assénat a eu le talent de faire un pas de côté en optant pour un style résolument éloigné de celui du chef-d’œuvre du musée de Cluny. Ce contrepoint est un choix assumé. La couverture indique sans ambiguïté qu’on est bien dans La Dame à la licorne. Elle pose la référence pour mieux s’en écarter ensuite, en faisant surgir des pages d’amusantes évocations de licorne et des petits lapins bien différents de ceux qui gambadent sur les tentures du musée. »
Marie Sellier, six fois grand-mère, a testé le livre sur ses petits-enfants durant l’été 2022 et n’a cessé de reprendre le texte jusqu’à son départ pour l’imprimerie : « Mes textes évoluent jusqu’au dernier moment en fonction de l’illustration. Un album, c’est la fusion des mots et des images, et non le placage d’images sur des mots ou inversement ! Si, par exemple, mon texte mentionne un petit lapin chaussé de bottes rouges et que ce détail se retrouve dans l’illustration, je vais le supprimer.Ce sont ces ajustements que j’adore dans la conception des albums, car ils sont à chaque fois renouvelés, inédits, en fonction de l’imaginaire et de la technique de celui ou celle qui les illustre. C’est une magie, une effusion née de cette fusion texte-image. À ce titre, la collaboration avec Marie Assénat a été, du début à la fin, un pur bonheur tout en finesse et en clins d’œil. Le livre fourmille de trouvailles qu’elle a ajoutées au fil des pages. Nous nous sommes vraiment trouvées ! »
Par ce titre, Marie Sellier renoue avec les livres sur l’art. « Je m’en suis écartée un temps pour écrire des fictions et des romans. C’est pour moi une grande joie de continuer à publier à GrandPalaisRmnÉditions, où j’ai fait mes premiers pas d’autrice en 1991 avec la collection “l’Enfance de l’art” ! J’y étais allée au culot en proposant mon projet à Anne de Margerie, alors directrice des éditions. Elle m’a dit : “On signe tout de suite !” Ensemble, nous avons édité seize titres dans cette collection, et puis dans d’autres encore, dont la collection “Mon petit”, toujours bien vivante, et qui compte d’ailleurs un titre sur le musée de Cluny – Mon petit Cluny. Ensuite, la politique de la maison a changé et cessé de privilégier l’édition de livres jeunesse. Aujourd’hui, avec l’arrivée de Sophie Laporte à la direction, cet axe est à nouveau développé et je suis très heureuse de pouvoir poursuivre notre collaboration. Où vont les lapins la nuit ? est mon 37e titre pour GrandPalaisRmnÉditions ! »
Marie Sellier nous confie que, avant ses études à Sciences Po Paris, elle a suivi une formation dans une école d’art anglaise. Publierait-elle, aujourd’hui, un livre dont elle réaliserait les illustrations ? « Nous sommes toujours bloqués par des tas de peurs… Avant L’Afrique, petit Chaka (édité en 2001 aux GrandPalaisRmnÉditions), je ne pouvais pas m’aventurer sur le terrain de la fiction. Je ne concevais alors que des livres documentaires. Ce titre a déverrouillé l’accès à mon imaginaire et je me suis autorisée à écrire de la fiction. Si L’Afrique, petit Chaka a marqué une étape dans mon parcours, peut-être qu’un prochain titre débloquera ma peur de dessiner. Sait-on jamais ? » conclut-elle avec un large sourire.