« Il y avait une fois… » Si ces mots, porteurs d’une magie éternelle, nous replongent en enfance, c’est avec un regard résolument moderne que Jul, maître de la satire sociale, revisite aujourd’hui le conte universel de La Belle et la Bête en multipliant avec pertinence les clins d’œil à notre époque. De ses années de dessinateur de presse satirique Jul a conservé un regard acéré, qu’il transpose aujourd’hui dans ses bandes dessinées et ses scénarios. Sans jamais dénaturer le conte, il en livre ici une interprétation très contemporaine, dans laquelle les valeurs de l’intelligence triomphent des séductions superficielles.

Un texte qui traverse les âges
« Ce texte, né d’une première version écrite en 1740, puis retravaillée en 1756 par Mme Leprince de Beaumont, m’a surpris par la limpidité de sa langue, confie Jul. Le xviiie siècle a produit deux types d’écrits : des écrits extrêmement savants et chantournés, et d’autres à la langue parfaitement fluide et très simple, comme celui-ci, qui est dépouillé et familial. L’écriture de ce conte vibre d’une actualité étonnante, mais, plus fondamentalement, le texte est intemporel, car l’absence de descriptions laisse à l’imagination le soin de créer ses propres décors et personnages. Si quelques indices subsistent pour la mise en scène, tels que le transport à cheval et le clavecin, ils ne suffisent pas à l’ancrer dans une époque définie. Il y avait donc de nombreux parallèles possibles avec le monde d’aujourd’hui. Pour les figures, c’est pareil. Là où d’autres contes cisèlent l’apparence de leurs héroïnes – je pense, par exemple, au personnage de Blanche-Neige aux “lèvres rouges comme le sang, aux cheveux noirs comme l’ébène et au teint blanc comme la neige” –, ici, la Belle se dérobe à toute définition physique. Blonde ou brune ? Le mystère demeure entier. Aussi, j’ai choisi de l’incarner dans une jeune fille de notre temps, une brunette un peu typée. »

Une autrice qui se ra-conte
« J’ai été heureux de travailler sur une héroïne qui soit une jeune fille pleine de courage et de volonté, dans un conte qui respire le féminisme, ou au moins l’aspiration à l’égalité des sexes. Ce qui est incroyable, c’est qu’il a été écrit par une femme, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, dont le nom ne parle à personne aujourd’hui. Cette autrice du xviiie siècle a été gommée de l’historiographie, alors que le conte est universellement connu. Cette pionnière de la littérature jeunesse a écrit de très nombreux récits et “La Belle et la Bête” est un conte extrait d’un de ses recueils à succès : Le Magasin des enfants. Elle a été brièvement mariée et aurait eu une fille de ce mariage ; mais, rapidement, elle quitte son mari et divorce ! Pour gagner sa vie, elle devient gouvernante à Londres. C’est une femme qui ne se soumet pas, qui garde sa liberté de pensée et aspire à l’égalité des sexes, des valeurs qui transparaissent dans le conte. »
Un conte connecté : l’univers des ados
L’intérêt des jeunes lecteurs est capté par la vivacité des dessins, dans lesquels ils peuvent se projeter d’autant plus facilement que l’auteur y a intégré des marqueurs de leur univers : smartphones, humour et références actuelles, aux influenceurs en particulier. « Je voulais une histoire qui leur parle, une histoire qui ressemble à leur vie. J’ai mis en scène les sœurs, obsédées par les écrans et le nombre de leurs abonnés, et leurs fiancés narcissiques, alors que Belle lit des livres ou fait de la musique. Il y a une profondeur à reconquérir, au-delà de la frénésie des milleniaux ! S’il fallait retenir un message, c’est bien celui-ci : “Libérez-vous de la tyrannie des écrans !” »
Pas étonnant que le personnage de la Bête, complètement à rebours des obsessions technologiques de notre temps, soit le préféré du dessinateur ! Sous le crayon de Jul, la Bête se révèle dans toute sa complexité. Bien au-delà du monstre effrayant, elle devient un être touchant de vulnérabilité et de délicatesse. « Pour incarner la Bête, qui échappe, dans le texte de Mme Leprince de Beaumont, à une figuration concrète, j’ai créé un monstre à mi-chemin entre une créature de Miyazaki et Barbouille de Barbapapa, à la fois effrayant et profondément attachant. Je me suis éloigné des visions cinématographiques de Jean Cocteau et de Disney, de la bête hirsute aux crocs acérés, pour m’attacher aux qualités morales du personnage. D’ailleurs, sa transformation en prince – la supposée “bonne” version de lui-même – le rend ennuyeux. Je me suis amusé à utiliser l’intelligence artificielle pour créer un archétype manga aux traits interchangeables et au charme éphémère d’une star de K-pop !
« Et pour aller à l’encontre des préjugés esthétiques et de l’importance accordée à l’apparence, j’ai voilé de mélancolie le regard de la princesse, au dénouement du conte… Loin de la félicité convenue, lisse, auprès de son prince, la Belle fixe des yeux une araignée, dont la silhouette rappelle étrangement la Bête : un écho subtil qui suggère que son cœur aspire toujours à la singularité attachante de la créature désormais cachée sous le vernis du prince parfait. »

Avec la sensibilité et le sens critique d’un dessinateur de presse habitué à capter l’air du temps, Jul insuffle à La Belle et la Bête une modernité captivante sans rien perdre de son âme universelle. Cette relecture graphique audacieuse, qui dote ce conte intemporel d’une nouvelle porte d’entrée, séduit autant les néophytes que les amoureux de l’histoire originelle. Un album qui confirme la puissance des récits capables de se renouveler pour toucher chaque génération.