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Entre livre d’art et livre d’histoire, le catalogue L’art « dégénéré » fait la lumière sur une période sombre

À l’occasion de l’exposition « L’art “dégénéré” : Le procès de l’art moderne sous le nazisme », consacrée au procès de l’art moderne sous le nazisme et à la place qu’occupe Pablo Picasso – archétype de l’« artiste dégénéré » – dans cette histoire, notre maison et le Musée national Picasso-Paris publient le premier catalogue de référence en français sur le sujet.
Découvrez les coulisses de sa conception au travers de notre entretien avec Johan Popelard, commissaire de l’exposition, et François Dareau, chargé de recherches au musée.

Johan Popelard, commissaire de l’exposition et directeur de publication du catalogue

Johan Popelard : « Plus de 1 400 artistes ont été bannis, conspués, anéantis par une idéologie effroyable, qui laisse une cicatrice encore vive dans notre mémoire collective. L’histoire de ces artistes, victimes du nazisme, a résonné avec une intensité particulière pour votre équipe d’édition du GrandPalaisRmn et la nôtre, au-delà de notre engagement professionnel. Ensemble, éditeur, graphiste, fabricant, commissaire et auteurs, nous avons créé un ouvrage qui rend hommage à ces artistes et qui constitue une archive pour la mémoire collective. Un catalogue fort, sur le plan graphique, qui met en valeur une iconographie riche et soignée, avec une typographie spécifique pour la couverture,  dessinée par les graphistes, Pierre Péronnet et Wijntje van Rooijen.

« Dès les premières pages, le catalogue donne des visages à la tragédie, en présentant les portraits singuliers et les destins d’artistes percutés par l’histoire. Une double page dévoile ensuite l’ampleur de la persécution en donnant à lire 1 400 noms d’artistes stigmatisés comme « dégénérés ». Il nous semblait important de montrer le caractère massif de cette campagne de purge artistique.
« Puis, pour rendre compte de la diversité des parcours individuels et de la politique nazie en matière d’art, l’ouvrage alterne des textes courts et ciblés sur des œuvres, des artistes et des institutions avec des essais panoramiques sur le marché de l’art, la réaction des musées allemands, l’histoire du concept de dégénérescence.
« Il explore aussi les réceptions variées, souvent contrastées, de Pablo Picasso à travers le temps et l’espace. Le portrait de l’artiste en “dégénéré” rappelle qu’il fut autant détesté qu’admiré, notamment dans l’Allemagne nazie et la France de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation.

Francois Dareau : « Il nous semblait important de souligner l’ambiguïté de certains dirigeants nazis et même de certaines figures d’artistes. Hermann Göring a secrètement acquis des œuvres d’art considérées comme dégénérées pour sa collection personnelle, tout en les condamnant. Le peintre Emil Nolde, collectionné par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, avait la carte du parti et défendait un « art allemand », mais il figurait quand même dans l’exposition d’art dégénéré de 1937, à Munich, dans une mise en scène conçue pour provoquer le dégoût du visiteur, parmi les toiles de grands noms de l’art européen, de Picasso à Chagall, en passant par des Allemands tels que George Grosz, Otto Dix ou Ernst Ludwig Kirchner.
Plusieurs œuvres provenant de la collection Gurlitt sont reproduites dans le livre. Hildebrand Gurlitt, d’abord promoteur de l’art moderne sous la République de Weimar, fut ensuite l’un des quatre marchands d’art mandatés par le régime nazi pour vendre ou échanger les œuvres confisquées. Il constitua ainsi une vaste collection personnelle d’œuvres confisquées ou spoliées, qu’il a prétendue détruite lors d’un bombardement. Ce n’est qu’en 2012, à l’occasion d’un contrôle d’identité de son fils, que les autorités bavaroises ont découvert cette collection ! »
Johan Popelard : « L’exposition et le catalogue se sont construits en miroir, dans une dialectique étroite. Les recherches pour le livre ont nourri la conception de l’exposition et inversement. Pour les textes, nous avons fait appel à différents profils d’auteurs : des historiens, des historiens de l’art et des conservateurs de musées allemands qui ont une connaissance fine des collections dont ils ont la charge et qui sont prêteurs pour l’exposition. La spécificité de cet ouvrage est cette idée de pouvoir réunir des chercheurs francophones et germanophones, puisque l’essentiel de l’histoire que l’on raconte s’est déroulée en Allemagne. Il était important de donner une voix à ces institutions, d’autant que les recherches sont très vivantes en Allemagne sur ce sujet depuis une trentaine d’années.
Pour rendre compte de la réalité des faits, nous avons souhaité présenter une documentation photographique importante. Une iconographie abondante documente ainsi le catalogue et apporte des éléments concrets. La plupart des images, proposées par les auteurs, proviennent de la BPK, l’agence photographique patrimoniale allemande, l’équivalent de votre agence photographique du GrandPalaisRmn, qui, d’ailleurs, les diffuse en France. »

 

À la croisée du livre d’art et du livre d’histoire, le catalogue explore les chefs-d’œuvre d’artistes stigmatisés, tels Kandinsky, Klee ou Kirchner. Et, au-delà de l’exposition, « l’ouvrage propose une véritable enquête intellectuelle, une archéologie du concept de “dégénérescence”, qui émerge au cours du xixe siècle et s’appuie sur des fondements biologiques et raciaux dans différentes disciplines. Le livre retrace cette longue histoire, dont les racines plongent loin dans le passé, jusqu’à son point culminant : la cristallisation d’une idéologie dans une action politique d’une extrême violence. » (Johan Popelard)